A deux jours du Premier Mai 2008, le bourgmestre PS de Bruxelles, Freddy Thielemans, s’illustrait pitoyablement. Alors que des sans-papiers exerçaient leur droit de manifester, l’édile communal cautionna leur arrestation ((Malgré les promesses politiques de ne pas procéder à l’arrestation de personnes exerçant leurs droits constitutionnels, http://www.mrax.be/article.php3?id_article=604)) par la police. Pour une personne sans-papiers, sans existence légale (( comme si on pouvait légaliser l’existence)), franchir le pas de la clandestinité individuelle vers une manifestation collective pour obtenir des droits ((à l’existence, précisément; au travail et à la sécurité sociale; à la fin de la peur et de la précarité)) représente un acte de courage remarquable. Chaque clandestin sait qu’il s’expose de la sorte à une arrestation, à un passage vers un centre fermé et à l’expulsion. Se faire arrêter est autre chose que 12 heures de détention dans une cellule puant l’urine. Bien souvent, c’est l’assurance de revoir ses bourreaux le pied à peine posé sur le sol de son pays d’origine.
Deux jours plus tard, le bourgmestre bruxellois se faisait copieusement huer au Premier Mai FGTB de la Place Rouppe.
Crédits photos Pierre Capoue http://pierrecapoue.blogspot.com
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Mais en ce Premier Mai, c’est plutôt un hommage que je voudrais rendre à Freddy. Socialiste dans l’âme, membre de la FGTB, affilié aux Mutualités socialistes et encarté avec difficulté au PS, il s’agit pourtant d’un autre Freddy. Mais à un an d’intervalle, il a aussi chamboulé mon Premier Mai.
J’étais aujourd’hui désappointé et déçu des diverses manifestations prévues à Bruxelles pour ce Primo Maggio. D’un côté, un Premier Mai de Lutte ((d’où se sont finalement retirées de nombreuses organisations)) où l’organisateur principal aux louables objectifs utimes, demeure, c’est désespérément classique, ancré dans une analyse arriérée, et de la société et de sa constituante militante. De l’autre, un Premier mai des sans-papiers dont les initiateurs tiennent une analyse remarquablement juste mais qui évitent soigneusement de… revendiquer quoi que ce soit. Entre les deux, une Fédération Générale du Travail de Belgique qui préfère les concerts Place Rouppe et se refuse à comprendre que l’époque est au combat contre le capitalisme et pour les travailleurs et pas aux concerts bourgeois bohèmes.
Dès lors, autant me balader à vélo sur les chemins de halage en tentant de rejoindre Charleroi. Peut être le Premier Mai y sera-t-il plus dur.
Et me voilà parti pour le Pays noir. Sitôt Hal dépassée, les alentours du canal deviennent plus sauvages et sont paradoxalement les troublants témoins d’une histoire et d’un présent ouvriers.
Je longe les anciennes installations des Forges de Clabecq où, signe des temps, un grutier y débarrasse de la ferraille en ce jour des travailleurs. La veille, le patron de Duferco Clabecq ((le nouveau nom des Forges)) annonçait un plan de réorganisation, officiellement sans licenciements secs mais avec des postes de travail en moins. On y croit, tiens.
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(JP de 19h de la première radio le 30/04/2009)
Un peu plus loin, à Virginal, se profilent les papeteries Arjo-Wiggins. Elles aussi sont touchées par la crise et les travailleurs sont obligés ((http://www.lalibre.be/actu/brabant/article/488038/quel-avenir-pour-arjowiggins.html)) de croire à une reprise. Mais à quel coût ? Attiré par les alentours de Ronquières, où là aussi on préfère se délasser le Premier Mai. Un peu par hasard finalement, musardant dans le pays à la recherche de côtes à gravir, je me retrouve à l’entrée d’Ittre, un pneu arrière crevé.
Et arrive Freddy. Pull troué de toute part, bleu de travail à la braguette ne fermant plus très bien, chaussettes noires dans des sandales usées du même ton. Il s’occupe sans doute à quelque bricole. Soixante-cinq ans, environ. Un peu rapetassé mais pas courbé sur lui-même, encore trapu. Avec un accent qu’on ne trouve que chez certains travailleurs de la région, un accent qui roule chaleureusement les “r”, qu’on sent remonter du bas de la gorge jusqu’au palais. Il me propose de l’eau fraîche, me parle des cyclistes qui s’arrêtent souvent devant chez lui après la montée. La discussion s’amorce. La pause est salutaire.
Je viens de Bruxelles et suis originaire de l’autre bout du Brabant, lui apprend-je. La géographie nous amène vite à évoquer sa région, aux confins du Brabant-Wallon.
– Là-bas à Ronquières c’est le Hainaut, me dit-il et Virginal est à la limite.
– Ah les papeteries… Les travailleurs ne rigolent pas pour l’instant. Je lui avoue suivre le dossier de loin.
Lui aussi. Je vais à chaque fois au conseil communal. Je ne suis pas sur les listes, hein. Et le problème avec les papeteries c’est qu’elles ne font que du papier autocopiant ((une sorte de papier carbone)). Maintenant qu’il y a les ordinateurs c’est dépassé et ils ne se sont pas adaptés.
– Et avec les Forges en déclin, c’est toute la région trinque.
– J’y ai travaillé aux Forges. Et je suis affilié FGTB depuis 1959. chez les Métallos, hein
– J’y travaille à la FGTB, camarade.
Et de me confesser qu’il ne sait pas pour qui voter, que le PS, ça ne va pas. Après la Californie de José Happart, là. Deux jours de mission parlementaire pour prendre des vacances après. Et en Californie en plus. Il y a bien le PTB, hein, mais…
Que lui dire ?
Ben à gauche il y a d’autres petites listes. Il n’y a pas que le PTB. La LCR est dans une alliance intéressante, par exemple. Et puis, il y a le frère de Roberto D’Orazio qui se présente aussi aux élections européennes sur la liste CAP D’Orazio.
Intéressé, Freddy va y réfléchir à ces petites listes. Satisfaits, on se donne du “camarade”. Notre Premier Mai est sauvé.
Mon vélo, pas encore. On se serre la main. Il s’en va. Je m’attaque au remplacement de la chambre à air.
Retour 10 minutes plus tard.
– Tiens. Voilà une Jupiler. J’en buvais une là devant les informations et je me suis dit que je pouvais bien te donner un rafraîchissement. Et ça donne de l’énergie. (court silence) Je suis déçu, j’ai regardé le Premier Mai, là. Di Rupo avec son nœud papillon. Et à Jodoigne avec Louis Michel. Rhôô lala. Nulle part on n’a chanté l’Internationale. Sauf à un endroit.
– A Liège ?, je tente.
– A Liège. Eh, je te donne une bière qui vient de là hein! De la bière wallonne.
Je la dégoupille avec plaisir.
– Je vais regarder ça de plus près, les petites listes, c’est intéressant. Di Rupo, je n’y crois pas.
– Ben tiens, il a privatisé Belgacom
– Sans parler de la Sabena. Dans la région c’est Flahaut. Un gros cou celui-là avec un double menton. Il est partout. Ou bien Michel de Wolf, le sportif. Son affiche est toujours à côté de celle de Flahaut. Mais lui, il est quand même plus à gauche.
Et on a causé, comme ça, sans tenir compte du temps. Partageant la même aversion à l’égard des curés et porteurs de crucifix, ces vieilles ganaches ensoutanées, comme on dit à l’ULB. Parce qu’il y a étudié à Bruxelles : commençant médecine, il a finalement opté pour la physique de la métallurgie. On se resserre la pince, une fois puis deux.
– Tu seras toujours le bienvenu me dit-il en guise d’au revoir.
– Je reviendrai
J’aimerais bien l’avoir pour maïeur, Freddy.
PS :
Cher Freddy, je te transmettrai ces lignes dès que je repasse dans le coin. Je viendrai sans doute avec deux chopes, qui seront moins fraîches que les tiennes après 30 bornes à vélo. Mais c’est l’intention qui compte, comme on dit. C’est que j’ai deux choses à me faire pardonner, camarade.
D’abord, je dois t’avouer que je vote nul. Le moment n’était pas propice pour te le dire, ton casier de Jupiler y serait passé et je ne sais pas comment j’aurais évité de verser dans l’eau du canal sur le chemin du retour.
C’est que c’est dur d’expliquer sa position à quelqu’un qui a pu voir que le PS (ou plutôt le POB avait un sens) à un moment de son histoire. Rappelle-toi, nous avons aussi parlé de la grève contre la loi unique et tu as sûrement vécu une partie de la guerre scolaire et de la Question royale. Et le PC aussi avait du sens à cette époque.
Je voudrais te dire, camarade, que le suffrage universel nous a été confisqué. Que nous votons mais que nos élus appartiennent à une “élite”, les guillemets s’imposent, qui sous couvert de beaux discours et de caresses dans le sens du poil a accepté le capitalisme depuis longtemps. Et en profite. Et que les petites listes n’ont pas beaucoup d’autre ambition que de symboliser un sursaut, un mouvement protestataire. Mais pas de renverser le pouvoir en place pour le socialisme. Voilà c’est très vite dit. Mais j’espère que nous aurons l’occasion d’en recauser un jour.
Mais, camarade, quel que soit ton choix, je ne peux que le respecter. Tant au fond de toi qu’à l’extérieur, tu as le cœur à gauche et tu continueras à te battre. Moi aussi je lutterai.
A bientôt.
Enfin, j’ai l’habitude de boire de la Maes. Mais ne t’en fais pas: la Jup’ me convient très bien aussi.
PPS : je lirai Jacques Monod, et Le hasard et la nécessité
Conseil musical : Miossec, pour ce que ni lui ni moi ne voulons devenir avec On était tellement de gauche
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